Le satire et les procédés du comique occupent une place considérable dans la tradition de la littérature du combat, non seulement par l’aspect particulièrement ludique pour le lecteur, mais aussi par sa fonction subversive du regard qui permet une certaine remise en cause du quid pro quo. Dans Les Provinciales, œuvre polémique de Pascal qui s’attaque aux dogmes religieux des Jésuites au XVIIe siècle, de même que dans Voyage dans Lune, de Cyrano de Bergerac qui s’inscrit dans une pensée libertine du monde, et encore dans le Dictionnaire Philosophique de Voltaire, œuvre satirique qui s’oppose à tout aspect du fanatisme, le rire est employé comme outil essentiel pour renverser les doctrines mal-fondées bien que traditionnelles et pour encourager de nouveaux regards sur le sujet. L’importance du rire s’implique tout d’abord dans cette fonction de renversement ou d’inversement, en engendrant une multiplication de dispositifs optiques envers le sujet, ce qui provoque ensuite le regard critique fondé sur le rire: l’objet polémique de l’auteur.
Le comique se trouve premièrement dans l’effet de ce que Pascal appelle une « disproportion surprenante », atteinte par le procédé du renversement de situations ou d’idées conventionnelles. Dans l’extrait du ‘Catéchisme du Japonais’, Voltaire se moque des dogmes religieux en employant un procédé de transposition, ce qui transforme la religion, chose sainte, en recette de cuisine, chose matérielle et basse, derrière laquelle se cache sa critique. De même, le roman de Cyrano, dont le thème principal implique un renversement (« ..que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune, »), se sert de l’éloge paradoxal pour subvertir l’idée que les hommes se font d’eux face à dieu, en disant, « Dira-t-on que nous sommes faits à l’image du Souverain Etre et non pas les choux ? ». Une autre forme de renversement outre l’anti-thèse ou les distorsions caricaturales, peut se trouver dans la forme même du texte, c’est-à-dire un style bref et léger de l’écriture. Chez Pascal, les lettres d’un ton fortement enjoué dont l’auteur rapporte des débats religieux au Provincial en lui disant, « ..c’est ce que je vous dirai en peu de mots, » s’opposent à la fausse autorité des Jésuites, les « quatre-vingt vieillards », autorité fondée par la seule manifestation de leur gravité et de leurs nombreux volumes d’œuvres sérieuses qu’ils ne cessent de citer. Ce projet de renversement, qui se montre sous des formes variées, mène néanmoins à une ouverture d’esprit, encouragée par l’auteur, vers une pluralité de regards.
En effet, loin de démonter une idée ou une vérité établie pour ensuite soutenir une autre, chacun de ces auteurs va pousser l’optique vers une multiplication de nouveaux regards. Pour cela, Voltaire mélange par une riche diversité les procédés rhétoriques et comiques à tel point que le lecteur doit se méfier des ses récits. Par exemple, dans l’extrait ‘Dieu’, un dialogue s’installe entre deux personnages, moyen immédiat pour introduire plusieurs voix, au cours duquel commence une critique du pédant Logomachos au crédule naïf Dondindac qui croit en dieu de par sa foi et non pas par sa raison. Cependant, ce récit sera renversé à la fin par une micro-fable du naïf dont la morale dénonce la représentation impossible de dieu par des hommes. Une procédure similaire se trouve dans Les Provinciales avec le jeu d’une double énonciation ; le faux naïf à Paris écrivant à son ami, un Provincial, introduit en même temps les paroles d’un troisième personnage, le bon père Jésuite, « Et comme je souhaitais particulièrement d’être éclairci sur le sujet…, je dis à ce bon Père que je lui serais fort obligé s’il voulait m’en instruire.. ». Enfin, cette multiplicité naît aussi dans l’idée des mondes infinis que Cyrano entretient dans l’exemple du pou, en exprimant, « Car, dites-moi, je vous prie : est-il malaisé à croire qu’un pou prenne notre corps pour un monde, et que quand quelqu’un d’eux a voyagé depuis l’une de vos oreilles jusqu’à l’autre, ses compagnons disent de lui qu’il a voyagé aux deux bouts du monde, ou qu’il a couru de l’un à l’autre pôle ? » formule qui montre finalement une infinité des regards entre l’échelle du microcosme au macrocosme. Ce sera à partir de cette pluralité des regards que l’esprit critique va se faire entendre.
La polémique de l’œuvre combattive est alors fondée sur le comique, duquel elle tire sa force de faire se questionner le lecteur. Le rire carnavalesque de Voltaire dans toute sa diversité devient pour le lecteur un moyen de « s’instruire en s’amusant ». Pour Cyrano, c’est une « burlesque pédagogie » qui pousse le lecteur à suivre la fantaisie d’un regard subversif pour remettre en cause les fondements des conventions. Finalement, la théorie du rire chez Pascal, dont le rire moralisé justifie un bon usage de la raillerie, prétend, en parlant de la religion, qu’ « il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui la profanent par leurs opinions extravagantes ». Le rire doit servir « contre les erreurs » pour redresser les hommes, ainsi qu’il le dit, « Ce serait une impiété de manquer de respect pour les vérités que l’esprit de Dieu a révélées, mais ce serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l’esprit de l’homme leur oppose ». Le rôle important du rire dans le dispositif polémique de ces auteurs est la base essentielle sur laquelle même repose leur opposition.
On peut dire enfin que le rire dans les œuvres polémiques est un instrument de combat non seulement parce qu’il introduit la dénonciation et la critique, mais aussi à cause de son caractère fondamentalement démolisseur des fondements dogmatiques. A la place d’un long discours théorique et argumentatif qui ne peut que condamner l’opposition, le rire « signifiant » d’après Baudelaire, c’est-à-dire porteur d’une morale au service d’une cause, est une façon plaisante de laisser au lecteur le soin de voir et d’entendre lui-même le raisonnement dénonciateur de l’auteur. Celui-ci se retrouve finalement dans l’esprit libertin qui va se développer au cours de la fin du XVIIe siècle jusqu’au XVIIIe, marqué par le principe non pas d’une fermeture de la raison encadrée par une théorie, mais d’une ouverture d’esprit qui s’inscrit dans un mouvement perpétuel et évolutif de la sagesse.
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