Le théâtre avant-gardiste du XXe siècle, bien qu’en rupture avec le théâtre bourgeois qui le précède, retrouve pour autant des éléments de la tradition aristotélicienne du dramatique tout en proposant un nouveau sujet de représentation. Cette nouvelle orientation déstabilise pourtant et remet en cause certaines conceptions anciennes de la théâtralité, notamment en ce qui concerne l’importance du dialogue et du combat dramatique entre les personnages. Le dialogue, « le mode d’expression dramatique par excellence » selon Hegel, sera repris dans les propos d’Alain Badiou qui précise cette notion en déclarant : « Il n’y a théâtre qu’autant qu’il y a dialogue, discorde et discussion entre deux personnages ».
Cependant, la définition de la théâtralité par cet aspect agnostique et dualiste, semble insuffisante devant le projet d’avant-garde du XXe siècle. En effet, la théâtralité s’inscrit-elle dans un conflit dramatique fondé – ou du moins, mené – par le dialogue ? Cette question sera abordée à partir du problème que pose la crise du dialogue dans ce nouveau théâtre, de même que l’évolution de certains éléments basiques du théâtre tels que le personnage et le conflit dramatique, et enfin l’univers imaginaire que l’auteur propose pour la représentation.
Le dialogue, procédé rhétorique fondamental dans la tradition dramatique, connaît une véritable crise par rapport à son utilisation conventionnelle. On peut constater tout d’abord un certain dysfonctionnement du dialogue marqué par l’absence de la parole. Par exemple, dans la pièce de Beckett Fin de Partie, la première scène débute par une didascalie prolongée suivie de paroles interrompues de silences, ce que montre Clov : « Peut-il y a –(bâillements) –y avoir misère plus… plus haute que la mienne ? Sans doute. Autrefois. Mais aujourd’hui ? (Un temps.) Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un temps.) Mon… chien ? (Un temps.) » (Beckett, 2).
Aussi la disjonction du dialogue se manifeste chez Ionesco par des paroles coupées comme dans Les Chaises :
« LA VIELLE : Pourvu !
LE VIEUX : Ainsi je n’ai… je lui… Certainement…
LA VIELLE (dialogue disloqué ; épuisement) : Bref.
LE VIEUX : A notre, et aux siens.
LA VIELLE : A ce que.
LE VIEUX : Je le lui ai. »
(Ionesco, 11).
On peut remarquer également un dialogue vidé de sens où la parole devient un simple jeu de sons, notamment dans La Cantatrice Chauve lorsque Madame Martin récite : « Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! » (Ionesco, 6), ou de même dans la parole prise au hasard dans Un mot pour un autre, ayant une structure syntaxique mais vidée dans le champs sémantique, lorsque Madame de Perleminouze dit : « Tiens ! Tiens ! Je vois que vous brassez mon zébu mieux que moi-même ! Bravo !… Et si j’ajoutais mon brin de mil à ce toucan ? Ah, ah ! mon cher. « Tel qui roule radis, pervenche pèlera ! » ne dois-je pas ajouter que l’on vous rencontre le sabre glissé dans les chambranles de la grande Fédora ? » (Tardieu, 3).
Enfin, une certaine remise en cause du dialogue s’opère en ce qui concerne son efficacité à assurer la communication. Antonin Artaud dans Le Théâtre et Son Double, écrit à propos du texte théâtral : « Si la foule ne vient pas aux chefs-d’œuvre littéraires c’est que ces chefs-d’œuvre sont littéraires, c’est-à-dire fixés ; » ainsi, en attestant l’incapacité de l’écrit pour exprimer la force vivante qui existe au fond des idées, il réclame un théâtre ramené aux gestes dans lesquels il retrouve le « pouvoir communicatif et le mimétisme magique » (Artaud, 1, 3). De même dans Les Chaises d’Ionesco, le personnage du Vieux ne cesse, tout au long de la pièce, d’insister sur son message qu’il veut communiquer à l’humanité. Pour réaliser cette communication, il attend l’arrivée de l’Orateur, en criant : « C’est l’Orateur qui parlera pour moi, il expliquera le sens de mon message… » (Ionesco, 10-11) mais l’ironie vient accabler cette attente lorsqu’on apprend que l’Orateur est sourd et muet (13). L’impossibilité d’un échange communicatif est alors renforcée.
Cette inefficacité ou incapacité de suffire à la communication nuit en même temps la possibilité de réaliser les objectifs qui dominaient le théâtre auparavant, tels la création d’une psychologie du personnage, la mise en place d’une opposition, ou la direction de l’intrigue et l’action dramatique.
L’évolution du personnage théâtral, notamment par le travail de déshumanisation, engendre des conséquences sur l’importance du conflit dramatique dans le théâtre. D’abord, la déshumanisation du personnage est marqué par le refus de toute psychologie. Cela est apparent dans le jeu de rôles inversés à la fin de La Cantatrice Chauve lorsque M. et Mme. Martin reprennent la place des Smith pendant que la pièce recommence (Ionesco, 7), de même que par les caricatures grotesques dans Les Nègres avec les acteurs en frac, enduits de cirage et couverts de masques, puis jouant dans l’imitation des « Tragédiennes-Français » (Genet, 1), et enfin, dans la volonté de réduire le personnage à une idée ou une allégorie, que l’on peut trouver dans Le Soulier de Satin lorsque le Vice-Roi parle à Doña Musique en disant : « Tu chantais sous une pierre en Espagne et déjà je t’écoutais du fond de mon jardin de Palerme. Oui, c’est toi que j’écoutais et non pas une autre, Pas ce jet d’eau, pas cet oiseau qu’on entend quand il s’est tu ! » (Claudel, 6).
Le personnage ainsi réduit à un symbole, le combat entre les personnages principaux perd de l’importance au sein de la pièce. Dans Fin de Partie de Beckett, une opposition existe entre Hamm (personnage dominant dont le nom suggère le marteau en Anglais) et Clov (personnage dominé dont le nom représente le clou), à travers laquelle peut se poser la question de savoir si Clov quittera ou non son esclavage. Cependant, la pièce finit sans résolution, ni bonne ni mauvaise : Clov ne part pas pour autant et la seule question qui subsiste est « Pourquoi cette comédie, tous les jours ? » (Beckett, 5).
Finalement, ce sera la situation dans laquelle sont placés les personnages qui constitue la focalisation de la pièce. En effet, l’intrigue traditionnelle est balayée au profit d’une situation qui porte un sens. Claudel écrit dans son livre Mes idées sur le théâtre : « On a eu besoin de nous pour une espèce d’interprétation et d’exposé intelligible d’une situation, » et que le drame, en définissant cette situation, ne fait que « détacher, dessiner, compléter, illustrer, imposer, installer dans le domaine du général et du paradigme, l’événement, la péripétie, le conflit essentiel et central qui fait le fond de toute vie humaine » (Claudel, 1). Ainsi, dans Le Meuble de Tardieu, la question qui se pose n’est pas si l’inventeur va vendre son invention (car on ne saura pas), mais de connaître le sens de cette machine dite « infaillible » qui devient ingérable et dangereuse (Tardieu, 5).
La représentation théâtrale n’étant plus fondée sur le dialogue et le conflit entre deux personnages, la théâtralité des pièces avant-gardistes se trouve désormais dans l’innovation de l’inconscient. La théâtralité dans les pièces avant-gardistes ne varie point dans la représentation d’un sujet, mais dans le choix du sujet : plus précisément, au lieu de peindre les actions des hommes, les auteurs choisissent de représenter un univers intérieur et imaginé dans lequel règne l’inconscient.
Les marques d’un monde sorti de l’imaginaire se trouvent parfois dans le traitement fantastique de la temporalité (par exemple L’Irrépressible : « Maintenant ce n’est plus le soleil du matin, il fait tard, il y a un beau clair de lune » (Claudel, 4)), parfois dans la volonté de briser les conventions, par exemple la libération du corps suggérée par le langage brouillé de Tardieu lorsque le comte s’aperçoit d’une conspiration et déclare, dans Un mot pour un autre : « Mais… mais c’est une transpiration, une vraie transpiration ! » (Tardieu, 3).
Dans cet univers imaginé par l’auteur, les personnages sont utilisés pour exprimer tout ce qui cache dans l’inconscient. Le Père Ubu dans la pièce d’Alfred Jarry, Ubu Roi, est un personnage grotesque par son égoïsme, mis dans une situation où il peut exprimer tous ses désirs de pouvoir et de puissance refoulés dans son caractère sans considération des conséquences sociales, ce qui est évident dans son projet politique : « Comment, je veux tout changer, moi. D’abord je veux garder pour moi la moitie des impôts » (Jarry, 2). De même, Victor, dans la pièce de Vitrac Victor, ou les enfants au pouvoir, est un enfant qui dit tout ce qu’il pense sans prendre en compte les conventions sociales car il n’est pas encore formé par la société. Il peut dire donc à la bonne Lili sans contraintes:
« VICTOR, continuant. -… à moins que tu ne consentes…
Elle le gifle de nouveau.
VICTOR, même jeu. -…à faire pour moi ce que tu fais pour d’autres. » auxquelles paroles elle ne peut que dire désespérément : « Cet âge est sans pitié. » (Vitrac, 1).
On peut remarquer enfin le désir de montrer les ficelles pour insister davantage sur l’imagination de l’auteur et non pas l’illusion de la réalité. L’Irrépressible dans Le Soulier de Satin est une sorte de metteur en scène qui joue avec le temps et les acteurs lorsqu’il dit : « Doña Prouhèze est arrivée ici dans le costumes que vous avez vu, il y a quelques jours, le temps que vous voudrez, -car vous savez qu’au théâtre nous manipulons le temps comme un accordéon, à notre plaisir… » (Claudel, 4). De même, Archibald dans Les Nègres s’adresse au public, bien qu’il joue en tant que comédien, en démystifiant le théâtre : « Puisque nous sommes sur la scène, où tout est relatif, il suffira que je m’en aille à reculons pour réussir l’illusion théâtrale de vous écarter de moi » (Genet, 5).
L’aspect de représentation qui relève de l’humanité est donc toujours présent dans ce nouveau théâtre ; ce n’est que son orientation qui vise un autre aspect de l’homme.
Le théâtre avant-gardiste se donne alors comme un grand laboratoire qui expérimente non seulement sur les effets possibles de minimalisation dans les bases fondamentales du théâtral (comme le dialogue, la psychologie du personnage, ou le conflit dramatique), mais aussi sur une remise en cause de ces éléments. Si l’on a choisit de ne plus représenter le réalisme, c’est parce qu’on s’était mit à questionner sur le véritable sens de la réalité. Dans le contexte de deux guerres mondiales vidé de rationalité et le développement du psychanalyse qui explique la motivation des actions humaines, la réalité semble inaccessible. Le théâtre tient compte de cette évolution intellectuelle par la représentation qui reste toujours vouée à la spécificité de l’humain. Il est insuffisant donc de réduire la théâtralité d’une pièce aux éléments qui ne font qu’une partie mais ne constitue pas le tout. Lorsque Beckett, dans sa pièce de théâtre télévisé Quad, représente une vision de l’humanité à travers ce spectacle mathématique, le théâtre vit.
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